Mesures et déterminants de l’inadéquation compétences-emploi en Côte d’Ivoire, Kouadio Clément KOUAKOU et Andoh Régis Vianney YAPO, Novembre 2019

Mesures et déterminants de l’inadéquation compétences-emploi en Côte d’Ivoire, Kouadio Clément KOUAKOU et Andoh Régis Vianney YAPO, Novembre 2019

Auteurs: Kouadio Clément KOUAKOU et Andoh Régis Vianney YAPO

Organisation affiliée: Agence Française du Développement

Type de publication: Etude

Date de publication: Novembre 2019

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*Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.


 

Introduction

La notion d’inadéquation fait référence à des situations de déséquilibre sur le marché du travail entre les compétences (ou qualifications) offertes et celles exigées pour un emploi donné. Du fait de l’intensification de la concurrence mondiale, de l’évolution démographique et des progrès technologiques, l’inadéquation compétences -emploi est devenue l’une des priorités des débats politiques européens (Cedefop, 2010). Dans les pays du Sud, l’accès de plus en plus difficile à un travail décent 1 a conduit de milliers de diplômés à trouver refuge dans des emplois «non standard» dont les exigences de qualifications ou de compétences sont souvent inférieures à leurs niveaux de scolarité et en dehors de leurs domaines d’études. Les individus n’ayant pas les ressources nécessaires pour soutenir une situation de chômage prolongé se voient obligés soit de créer leur propre emploi, soit d’accepter des emplois salariés qui ne sont pas conformes à leurs qualifications.

L’inadéquation compétences-emploi se définit comme l’existence d’un écart entre les compétences offertes et celles exigées pour un emploi donné ; elle renvoie non seulement aux qualifications et compétences supérieures à ceux exigés par les emplois vacants, mais aussi aux pénuries et lacunes de compétences.

Lorsque l’inadéquation compétences -emploi prend du temps à se résoudre, elle impose des coûts réels aux diplômés, aux entreprises et à la société tout entière. On note deux formes d’inadéquation dans la littérature économique : l’inadéquation quantitative et l’inadéquation qualitative (Berkhout et al., 2012). L’inadéquation quantitative se produit quand il y’a plus (ou moins) de travailleurs que d’emplois disponibles. On en définit trois sources : les cycles économiques, la création et la destruction perpétuelle d’emploi dans une économie de marché et les changements d’exigences professionnelles induits par les changements technologiques. Par contre, l’inadéquation qualitative survient lorsque les aptitudes ou compétences des travailleurs ne correspondent pas à ce qui est requis par l’emploi. L’inadéquation qualitative tire sa source dans le manque d’information sur les postes d’emploi vacants.

L’inadéquation compétences-emploi se définit comme l’existence d’un écart entre les compétences offertes et celles exigées pour un emploi donné ; elle renvoie non seulement aux qualifications et compétences supérieures à ceux exigés par les emplois vacants, mais aussi aux pénuries et lacunes de compétences

L’objectif de cette étude est d’appréhender l’ampleur de l’inadéquation compétences-emploi face au rationnement de l’offre d’emploi sur le marché du travail et de détailler le profil conditionnel des individus en situation d’inadéquation. Pour y parvenir, des démarches microéconomiques et macroéconomiques sont mobilisés à travers l’indice de mismatch (Estevao et Tsounta, 2011) et l’analyse subjective ou méthode d’auto-évaluation des travailleurs (Sicherman, 1991).

Approche méthodologique

Pour mener cette étude, plusieurs sources de données ont été mobilisées, pour calculer d’une part l’indice d’inadéquation (indice de mismatch) et d’autre part les déterminants de l’inadéquation (horizontale [mauvaise spécialisation] et verticale [mauvais niveau]) en Côte d’Ivoire.

Pour construire la mesure de l’inadéquation des compétences selon l’approche macroéconomique (indice de mismatch), les bases de données nationales des enquêtes emploi réalisées en 2012, 2014 et 2016 sont utilisées. Le choix de cette période d’étude est inspiré du fait qu’entre 2012 et 2016, la Côte d’Ivoire a connu les plus forts taux de croissance économiques des dernières décennies.

Pour les déterminants de l’inadéquation de type horizontale, l’enquête emploi « ENSESI » 2016 est utilisée, et enfin pour estimer le profil des individus en situation d’inadéquation verticale, les bases APEAF et ESICE sont fusionnées et utilisées. L’enquête insertion des diplômés 2016 de l’ETFP a été utilisée pour faire la description de la situation d’inadéquation des diplômés de l’enseignement technique et de la formation professionnelle.

Pour mener cette étude, plusieurs sources de données ont été mobilisées, pour calculer d’une part l’indice d’inadéquation (indice de mismatch) et d’autre part les déterminants de l’inadéquation (horizontale [mauvaise spécialisation] et verticale [mauvais niveau]) en Côte d’Ivoire

L’Enquête Nationale sur la Situation de l’Emploi et le Secteur Informel (ENSESI) 2016 couvre 44003 individus interrogés dans 10392 ménages dont 832 diplômés ; parmi ces derniers 419 occupent un emploi soit un taux d’insertion de 50,36%. Les diplômes de CEPE, BEPC et BAC ne sont pas pris en compte car ces types de diplômes ne permettent pas l’accès à une qualification précise.

Résultats empiriques

Il ressort que l’inadéquation s’est accentuée en 2016 dans tous les districts sauf dans le district de Yamoussoukro. Cette situation peut s’expliquer d’une part par une pénurie de compétences. Ce phénomène peut être résolu au moyen d’une politique de formation continue adéquate. D’autre part, ce phénomène se justifie par l’effet de travailleurs additionnel. En effet, vu la forte croissance ivoirienne sur la période d’analyse, une bonne partie de la population en âge de travailler autrefois retirée de la main d’œuvre s’est déployée sur le marché du travail en vue de bénéficier des opportunités d’emploi découlant de la reprise économique après une décennie de crise. Un autre argument serait l’insuffisance d’appariement (insuffisance d’informations sur les postes vacants) favorable aux jeunes diplômés.

La baisse du taux d’inadéquation dans le district de Yamoussoukro peut être expliquée par l’amélioration de l’information sur les opportunités d’emploi dans ce district. En effet, depuis quelques années, les meilleures écoles de formation comme l’INPHB et les écoles de formation professionnelle ont mis en place un système de parrainage des étudiants en formation par les diplômés qui occupent un emploi, afin de mieux communiquer sur les opportunités d’emploi.

L’amélioration de la fiabilité de l’information sur les offres d’emploi en Côte d’Ivoire pourrait résoudre le problème d’inadéquation dans les régions. Les régions qui affichent un taux d’inadéquation élevé entre 2012 et 2016 sont des régions essentiellement agricoles avec une prédominance de l’emploi informel et une faible valorisation des acquis éducatifs.

Il ressort que l’inadéquation s’est accentuée en 2016 dans tous les districts sauf dans le district de Yamoussoukro

Au niveau micro-économique, l’enquête emploi de 2016 montre un faible taux d’adéquation horizontale compétence-emploi (36,75 %). Cela peut être expliqué par le taux de chômage élevé des diplômés (Verhaest et al, 2017) ou par un système éducatif moins sélectif et de moindre qualité (Di Pietro et Cutillo, 2006).

Seuls 24,13 % des jeunes diplômés sont en situation d’adéquation parfaite. Il ressort donc que plus de 75 % des jeunes diplômés sont en situation d’inadéquation, dont la forme la plus répandue est l’inadéquation verticale. On note 33,72 % d’inadéquation verticale contre 10,46 % d’inadéquation horizontale (mauvaise spécialisation) et 31,69 % d’inadéquation totale, qui cumule l’inadéquation verticale et horizontale.

L’analyse en fonction du sexe montre que le défaut de spécialisation est plus accentué chez les femmes. alors que l’inadéquation verticale est plus aiguë chez les hommes. Une explication est qu’au fil des années, à cause de la forte concurrence sur le segment formel du marché du travail, les femmes ont tendance à plus s’insérer dans la branche informelle (commerce, restauration, etc.), qui ne tient pas compte de leur filière de spécialisation. De façon cumulative, l’inadéquation est plus élevée chez les femmes.

L’analyse par sexe indique que les femmes sont les plus touchées par la surqualification, la sous-qualification et la sous-éducation (27,30%; 8,14%; 11,96%, respectivement)

On note que les individus qui ont un fort taux d’inadéquation ne sont pas forcément caractérisés par le taux de chômage le plus élevé du groupe. Tandis que les individus qui ont un taux de chômage élevé se retrouvent avec un taux d’inadéquation supérieur ou égal à la moyenne. Cela confirme l’hypothèse selon laquelle l’inadéquation en Côte d’Ivoire n’est pas seulement due au manque de création d’emplois formels par le secteur privé (Cedefop, 2010b ; OCDE, 2011 ; Sattinger, 2012, etc.), mais est aussi voulue par le diplômé (Boubarbat et Montmarquette 2014 ; Quintini, 2014).

L’analyse par sexe indique que les femmes sont les plus touchées par la surqualification, la sous-qualification et la sous-éducation (27,30%; 8,14%; 11,96%, respectivement). Cela se justifie par le fait que comparativement aux hommes, le choix d’un emploi par la femme ne dépend pas seulement du salaire ou de la spécialité, mais aussi de la distance entre le lieu de résidence et le lieu du travail, de l’équilibre travail-vie personnelle (pour les femmes mariées). Les hommes sont en revanche les plus touchés par la sur-éducation.

Concernant les niveaux d’éducation, les individus ayant un niveau d’éducation « secondaire générale » ont un taux de surqualification (37,50%) plus élevé que les autres individus (secondaire technique, supérieur général et technique), car ses enseignements ne donnent pas accès à une qualification ou à une compétence spécifique. Du fait du caractère fortement général des formations et de la durée de chômage élevé de ses diplômés, le niveau supérieur est le plus touché par la sur-éducation sur le marché du travail.

Comparativement à ceux qui vivent chez leurs parents, le fait d’être chef de ménage réduit la probabilité d’être en inadéquation horizontale. La position de chef de famille est la conséquence d’une ascension sociale découlant d’un emploi adéquat.

Globalement, le taux d’inadéquation des travailleurs sur le marché du travail ivoirien serait de 75,87%, avec 61,38% des travailleurs sur-éduqués et 59,19% des travailleurs affirmant être sous-compétents

En fonction de l’ethnie, le travailleur issu du groupe ethnique Mandé du nord a une forte probabilité d’être en inadéquation horizontale relativement au groupe Akan. Cela pourrait s’expliquer, d’un point de vue culturel, par une plus forte appétence au risque de la part des individus de cette ethnie.

Relativement aux entreprises de petite taille (1-5 pers), le risque d’inadéquation horizontale est réduit pour les entreprises de taille moyenne et grande, qui offrent des emplois qualifiés à leurs travailleurs, ayant accès à une technologie de pointe et au capital.

Relativement à la situation de chômage, le sexe, l’âge, le niveau de formation et la filière de formation du diplômé sont les principales variables de l’inadéquation verticale. Quant à la situation d’adéquation, elle est influencée par le sexe, la situation matrimoniale et le niveau d’éducation des diplômés. En effet, relativement au chômage, les femmes sont moins exposées à l’inadéquation comparativement aux hommes.

Conclusion

Globalement, le taux d’inadéquation des travailleurs sur le marché du travail ivoirien serait de 75,87%, avec 61,38% des travailleurs sur-éduqués et 59,19% des travailleurs affirmant être sous-compétents.

Dans ce contexte difficile, les diplômés des filières techniques et professionnelles sont les moins touchés par la surqualification (22,76%). Quant aux travailleurs issus des filières économie, gestion et droit, ils sont plus touchés par la sous-compétence (61,41%) et les travailleurs diplômés des filières lettres, sciences humaines et autres par la sur-éducation (64,35%).

En outre, la formation professionnelle est un bon rempart pour contrer l’inadéquation (horizontale et verticale). Les meilleures perspectives d’emploi sont concentrées dans les filières professionnelles : cuisine, production alimentaire, hôtellerie, restauration-loisir et paramédical-travail social

Les femmes ont un risque de sur-éducation faible, mais un risque de surqualification élevé. Avoir un niveau d’étude plus élevé, ou avoir un diplôme de niveau universitaire Bac +2, 3 et 4, accéder à un emploi à travers les relations personnelles, ou être dans un emploi sans contrat, sont autant de facteurs qui augmentent les possibilités d’être sur-éduqué ou surqualifié, tandis qu’avoir fait une formation technique ou professionnelle, ou être en contrat CDD ou CDI dans son emploi diminue fortement les possibilités de sur-éducation, de surqualification ou de sur-compétence. De même, l’âge diminue la probabilité d’être en situation d’inadéquation, mais de façon non linéaire.

En outre, la formation professionnelle est un bon rempart pour contrer l’inadéquation (horizontale et verticale). Les meilleures perspectives d’emploi sont concentrées dans les filières professionnelles : cuisine, production alimentaire, hôtellerie, restauration-loisir et paramédical-travail social.

Par ailleurs, une transformation structurelle de l’économie s’impose. Il s’agit en premier lieu de garantir aux jeunes une formation professionnelle et technique par objectif qui associe le secteur de production dans l’élaboration des contenus en formation. Le développement des services d’orientation semble impératif afin d’informer les familles et les apprenants des perspectives d’emploi qu’offrent chaque filière de formation. Aussi, la mise en place d’un système d’information efficace sur les offres d’emplois vacants constituerait un réel avantage pour les chercheurs d’emploi, en particulier les nouveaux entrants sur le marché du travail.

 

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