« L’atout des jeunes inventeurs africains, c’est qu’ils sont confrontés à des problèmes au niveau local et savent mieux que quiconque s’en accommoder pour trouver des solutions », entretien avec Alain Capo-Chichi, président du groupe CERCO

« L’atout des jeunes inventeurs africains, c’est qu’ils sont confrontés à des problèmes au niveau local et savent mieux que quiconque s’en accommoder pour trouver des solutions », entretien avec Alain Capo-Chichi, président du groupe CERCO
Maître-assistant des Universités en Génie informatique, Alain Capo-Chichi est docteur en Sciences de l’information et de la communication de l’Université Paris 8. A 20 ans, il a fondé le groupe CERCO, un centre de formation et d’excellence international aujourd’hui présent au Bénin, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Mali, en France et en Chine. Alain Capo-Chichi est coauteur en 2015 du livre « Quand l’Afrique réinvente le téléphone mobile ». En 2022, il met sur le marché le premier « superphone » au monde qui parle plus de 50 langues africaines. Alain Capo-Chichi, d’origine béninoise, préside par ailleurs, le Réseau international des établissements privés de l’enseignement supérieur de l’espace Cames (RIDEPES-CAMES) et est membre associé de la Chaire Unesco sur les TIC de l’Université de Bordeaux.

D’où est partie l’idée du « superphone » ?

Nos parents n’arrivent pas à utiliser actuellement les smartphones qu’on leur met à disposition parce qu’ils ne savent ni lire ni écrire. Sur les smartphones, ce sont des commandes écrites avec un clavier alors que l’analphabétisme est une réalité en Afrique ; la plupart de nos parents n’ont pas été à l’école. L’idée donc, c’est de créer un téléphone un peu plus intelligent qui leur permette, de ne plus être obligés d’écrire mais de parler tout simplement.

La parole est trois fois plus rapide que l’écriture. Il s’agit au fait de créer une intelligence autour du smartphone. Pour qu’un analphabète puisse avoir des réponses à ses questions, il faut que l’écosystème lui permette de résoudre des problèmes, d’où l’importance de l’intelligence situationnelle que nous avons incorporée au téléphone. On a abouti à un smartphone africain que nous avons baptisé ‘’superphone’’ qui résout des problèmes dans la communauté pour les locuteurs.

On suivait les Européens, les occidentaux, les Américains, les Chinois qui inventaient des systèmes sur la base des commandes écrites parce qu’ils ont des populations majoritairement alphabétisées alors qu’en Afrique, nous subissons la technologie, parce qu’elle n’est pas adaptée à notre réalité

Quelles sont les difficultés qui ont jalonné le lancement de cette innovation ?

Le plus important est d’avoir à présent un smartphone qui est sur le marché, adopté et accepté de tous. Il ne s’agit pas de rappeler les difficultés mais de demander aux gens de continuer à nous soutenir pour que cette innovation soit de mise sur tous les marchés africains et sur le plan mondial.

Ce programme, vous le développez à Grand-Bassam en Côte d’Ivoire. Pourquoi précisément cette région ?

Quand vous ambitionnez d’être une entreprise licorne d’ici quelques années, vous faites attention aux endroits où vous posez les pieds. Tout part de l’élaboration de notre plan stratégique. Il faut avoir le flair de savoir que telle graine a les ressources pour germer, mais que si vous la plantez dans un lieu plutôt qu’un autre, elle a plus de chance d’accroitre rapidement. C’est toute la logique derrière ce positionnement.

Aujourd’hui, tout le monde sait que lorsque vous voulez investir en Afrique, vous allez soit au Nigeria, en Afrique du Sud, en Égypte ou au Kenya. On a choisi un chemin intermédiaire qui est l’espace francophone et donc, la Côte d’Ivoire où il y a un marché, une population moyenne qui a plus de ressources, où le pouvoir d’achat est un peu élevé.

Mieux, au niveau de l’État, on a vu qu’il y avait une politique de développement des zones franches.  Comparativement au Bénin où on a commencé, la Côte d’Ivoire, déjà en 2014 au moment où on s’installait, avait déjà une zone franche industrielle. L’État ivoirien a également accompagné le projet en engageant des ressources pour acheter la chaîne d’assemblage pour CERCO. Aujourd’hui, nous sommes en joint-venture avec l’État.

Ce partenariat a permis d’abord de crédibiliser le projet et ensuite, d’avoir des marchés et de pouvoir le faire émerger sur le long terme.

Pourquoi vous n’avez pas lancé un tel projet au Bénin, votre pays d’origine ? Vous n’aviez pas de bons rapports avec les autorités béninoises ?

Pas du tout. A l’époque, j’ai demandé mon intégration à la zone franche de Glo-Djigbé mais les procédures étaient trop longues. Aujourd’hui, le gouvernement a bien travaillé pour que l’accessibilité soit de mise aux investisseurs, mais à l’époque, puisque ce projet date d’avant 2016, les conditions n’étaient pas réunies.

Nous n’avons pas mis en place une usine du jour au lendemain, nous avons démarré au Bénin en 2013 avec l’usine d’assemblage et on n’avait ni zones franches ni exonérations et la Côte d’Ivoire offrait ces conditions recherchées et donc, nous avons sauté sur l’occasion.

Après, on a travaillé pendant 07 ans pour faire sortir un produit. Pour investir dans une activité industrielle, il faut être endurant, savoir prendre des risques et même parfois, se comporter comme un fou, c’est pourquoi beaucoup de personnes en Afrique ne prennent d’ailleurs pas ce chemin. Je salue ce qui est fait aujourd’hui au niveau de Glo-Djigbé en termes de facilités accordées aux entreprises, mais nous sommes déjà installés en Côte d’Ivoire, tout se passe bien et nous n’excluons pas une prochaine installation au Bénin dans les zones franches qui sont en train d’être mises en place.

Envisagez-vous une extension de cet écosystème numérique vers les autres pays africains ?

Quand vous voulez développer un projet, il y a ce qu’on appelle les technologies de base. Pour construire une cité ou un pays par exemple, vous avez besoin des routes. Ici, la langue fait partie des routes ; et donc, arriver à travailler d’abord sur les langues africaines, c’est une façon de combattre l’analphabétisme. Et il ne s’agit pas de se focaliser sur les langues ivoiriennes.

Aujourd’hui, nous travaillons sur 1000 langues africaines dont les langues béninoises. Le projet intéresse maintenant plusieurs grandes entreprises multinationales qui évoluent notamment dans les GSM, la téléphonie mobile, et qui veulent collaborer avec CERCO. Les États aussi voient en cette initiative, une opportunité à saisir. Ils veulent à partir du superphone, créer une passerelle pour accéder aux services dans les langues locales.

Pour investir dans une activité industrielle, il faut être endurant, savoir prendre des risques et même parfois, se comporter comme un fou, c’est pourquoi beaucoup de personnes en Afrique ne prennent d’ailleurs pas ce chemin

Dès lors qu’on a réglé la question de comment les personnes interagissent avec le système, tout devient possible. Nous sommes donc ouverts aux partenariats. L’Afrique a une grande richesse, la ressource humaine qui malheureusement, est majoritairement analphabète. Aujourd’hui, CERCO a l’expertise pour inverser la tendance. Sans vouloir verser dans le narcissisme, nous pensons qu’aucune entreprise africaine n’a aujourd’hui les compétences, la technologie que nous détenons pour développer ce genre de système. C’est donc une place de leader que nous occupons en ce qui concerne le développement des langues.

Qu’est-ce qui vous a frappé dans la société africaine pour que vous décidiez d’aller sur ce terrain ?

Tout le monde faisait une erreur grave. On suivait les Européens, les occidentaux, les Américains, les Chinois qui inventaient des systèmes sur la base des commandes écrites parce qu’ils ont des populations majoritairement alphabétisées alors qu’en Afrique, nous subissons la technologie, parce qu’elle n’est pas adaptée à notre réalité.

Avant de briser cette barrière, il a fallu un travail titanesque avec les universitaires, les linguistes, bref un ensemble d’acteurs pour arriver à produire la langue. En créant cet écosystème, on s’inscrit dans la durée et contre toute attente, je pense que nous sommes en train de réussir.

Vu l’environnement concurrentiel dans plusieurs pays, pensez-vous que les entrepreneurs sont mieux protégés en Côte d’Ivoire qu’ailleurs sur le continent ou dans le monde ?

C’est vrai qu’un entrepreneur est un observateur averti des opportunités, mais sa capacité à s’adapter compte beaucoup. Il est tout aussi vrai que les entreprises réussissent facilement aux États-Unis ou en France que dans nos pays africains, mais notre marché a l’avantage d’être encore vierge.

Aujourd’hui, nous travaillons sur 1000 langues africaines dont les langues béninoises. Le projet intéresse maintenant plusieurs grandes entreprises multinationales qui évoluent notamment dans les GSM, la téléphonie mobile, et qui veulent collaborer avec CERCO

Une entreprise comme Google ne peut pas venir me concurrencer ici parce que j’offre quelque chose et je connais aussi l’écosystème mieux que le géant américain. C’est cela notre force. Nos marchés sont complexes, difficiles, mais nous, nous pouvons y prospérer plus rapidement que les entreprises des pays développés qui ont plus d’atouts que nous à vue d’œil.

Ce n’est pas anodin que mon groupe ait décidé de produire un téléphone qui parle. C’est parce que mes parents n’ont jamais été à l’école et j’ai vécu cette frustration dans ma chair. Mark Zuckerberg ou Bill Gates n’ont pas connu ce sentiment d’avoir des parents qui ne savent ni lire ni écrire, donc ma force, c’est que je peux mieux décrire le problème que quiconque.

L’atout des jeunes inventeurs africains, c’est qu’ils sont confrontés à des problèmes au niveau local et savent mieux que quiconque s’en accommoder pour trouver des solutions. Maintenant, dans la résolution, les techniques peuvent varier. Ce qui fait la différence avec CERCO, c’est qu’on a développé le volet fabrication et le volet contenu.

Quelles sont les perspectives avec le « superphone » ?

Le « superphone » n’est qu’un petit pied d’entrée. Nous mettons aussi sur le marché les cartes QR Code qui sont aussi des téléphones permettant à ceux qui n’ont pas les moyens, d’avoir un téléphone avec 1000 FCFA. Ce n’est que le début d’une ère que nous annonçons totalement révolutionnaire.

Aux problèmes africains, des solutions africaines dira-t-on, mais pensez-vous que les Africains s’approprient suffisamment les solutions que les innovateurs du continent proposent ?  

Nous nous positionnons dans l’invention mais surtout dans l’innovation. Les innovateurs eux, savent observer le marché. Ce qui fait la différence, c’est que nous, nous arrivons à sonder les faiblesses de nos concurrents. Le challenge dans ce monde globalisé, c’est de savoir écouter le marché et de s’adapter. Il faut reconnaitre que les autres ont plus de capitaux que nous avec de puissants soutiens financiers, administratifs et diplomatiques pour leur porter assistance et leur faire des ouvertures, mais notre espérance, c’est cette jeunesse qui croit en elle, qui a envie de créer, d’innover et avec l’aide des différents acteurs, nous allons y arriver.

Mais quel est le prix à payer dans un contexte africain où le « consommons local » apparaît toujours comme un vœu pieux ?

En termes de fonctionnalités, le « superphone » n’a rien à envier à un Iphone ou à une autre marque asiatique ou européenne. Nos fonctionnalités dépassent même celles des marques qui sont plus en vue sur le marché de la téléphonie mobile. Du point de vue résolution d’un problème africain, ce téléphone est plus adapté. Effectivement, nous avons plus tendance à croire que ce qui vient de l’extérieur est mieux que ce qui est fabriqué chez nous.

Mark Zuckerberg ou Bill Gates n’ont pas connu ce sentiment d’avoir des parents qui ne savent ni lire ni écrire, donc ma force, c’est que je peux mieux décrire le problème que quiconque

Il y a un travail perpétuel à faire à ce niveau. En tant que structure innovante et portée vers l’avenir, nous avons prévu dans notre plan stratégique, des mesures pour faire face à tout ce qui pourrait constituer un frein à la réalisation des objectifs que nous nous sommes fixés. Il ne s’agit pas de se plaindre mais de garder la tête froide pour anticiper sur les difficultés éventuelles. C’est aussi ça faire la différence.

Qu’est-ce qui vous passionne chez tous ces jeunes inventeurs et inventrices que vous mobilisez autour de vous ?

L’invention et l’intelligence sont des valeurs universelles. Si on donne les moyens et outils aux jeunes, ils vont exceller. Autant que nous sommes, nous avons un talent qui sommeille en nous, il faut juste travailler à le bonifier et il nous emmènera très loin, à des niveaux incroyables. C’est ce à quoi je m’emploie avec tous ces jeunes. Je crois beaucoup en la jeunesse africaine. Nous avons tort de les laisser aller se perdre dans la zone méditerranéenne alors que nous sommes en mesure de les amener à avoir confiance en eux pour soulever des montagnes. La vie est une course qui commence dès notre conception. Si nous avons pu aboutir à la vie, c’est que nous sommes destinés à quelque chose de grand. C’est important d’expliquer au jeune africain, qu’il est une étoile pour le monde, son continent, son pays et ses parents et que s’il désire réaliser quelque chose, il peut y arriver.

Quels sont vos autres projets pour la jeunesse africaine ?

Nous avons en place tout un écosystème. Une entreprise ne sort pas juste un produit et ça s’arrête. Nous sommes en train de bâtir une marque africaine et mondiale et la jeunesse a bien évidemment une place importante dans ce projet.

L’heure de l’Afrique a sonné. L’Afrique peut faire aussi la différence en matière technologique. L’Afrique a tous les atouts. Le désespoir se lit certes dans le rang de la jeunesse, mais notre ambition est de démontrer que localement, beaucoup de choses restent encore possibles, qu’on peut offrir un produit qui nous ressemble, qui permet à nos parents de sortir de la précarité, de mieux commercer, mieux gérer leur épargne, de s’approprier la monnaie électronique et même de cultiver autrement leurs champs. Avec le « superphone », j’ai envie de dire aux jeunes, vous avez la capacité d’accomplir la même chose et nous serons toujours là pour accompagner et faire en sorte que la réussite soit au rendez-vous. Que chacun y croit, et nous allons y arriver tous.

Crédit photo : ivoiresoir.net

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