Délinquance juvénile à Abidjan aujourd’hui : une analyse causale du phénomène des « microbes », Revue sciences et actions sociales, 2019

Délinquance juvénile à Abidjan aujourd’hui : une analyse causale du phénomène des « microbes », Revue sciences et actions sociales, 2019

Auteur :Hermann Crizoa

Organisation affiliée : Revue sciences et actions sociales

Type de publication : Article

Date de publication : 2019

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*Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.


 

Introduction

Cette délinquance chez les enfants des rues, autrefois considérée comme un phénomène essentiellement axé sur la petite délinquance, dans les pays en développement, alimente aujourd’hui l’actualité sécuritaire dans ces pays. En effet, les enfants et adolescents qui arpentent les rues dans la plupart des grandes agglomérations des pays en développement ne se contentent plus d’accumuler les larcins pour leur survie, mais s’adonnent à des activités délinquantes de plus en plus violentes.

Les délinquances juvéniles au regard de ce qui précède s’inscrivent essentiellement dans des perspectives théoriques déterministes, à savoir que c’est la société qui est productrice de la violence juvénile. Ainsi, pour éviter d’être tributaire des conflits d’interprétations ou des débats médiatiques qui ont souvent lieu autour de la délinquance juvénile orchestrée par les “microbes”, il apparaît nécessaire d’interroger les causes du phénomène pour mieux l’appréhender. Cette approche nous amènera à adopter une certaine prudence face à toutes sortes de mythes et de stéréotypes liés au phénomène des “microbes” à Abidjan.

Description du phénomène

Une identité stigmatisante

Leur identité, ainsi réduite à cette étiquette de “microbe”, peut conduire les populations et les pouvoirs publics à des pratiques hygiénistes visant à les éradiquer afin que le corps social s’en porte mieux. Cette réaction sociale, induite par un regard dévalorisant et simplificateur, se matérialise par le rejet, l’hostilité et une approche sécuritaire du phénomène (police expéditive et lynchage à mort de présumés “microbes”).

La stigmatisation amène aussi certains de ces jeunes gens à intérioriser les attitudes négatives de la société à leur égard et finissent par penser qu’ils méritent cette opinion négative. Une telle situation conduit certains ‘‘microbes” à éprouver des sentiments d’exclusion et de rejet et par conséquent à accepter cette opinion négative qui les éloigne davantage de la possibilité de quitter les bandes criminelles auxquelles ils appartiennent.

Un profil sociodémographique semblable

Pour ce qui est du profil sociodémographique des “microbes”, on peut noter qu’ils sont âgés approximativement entre 10 et 20 ans en général – c’est d’ailleurs la tranche d’âge la plus active sur le terrain. Mais il arrive que des plus jeunes (moins de 10 ans) et des plus âgés (plus de 20 ans), participent aux actions de ces bandes criminelles – les plus âgés en général protègent les plus jeunes et ce sont eux qui commanditent souvent les agressions. Les membres de ces gangs sont essentiellement de sexe masculin et souvent consommateurs de drogues.

Un mode opératoire basé sur la brutalité et la violence

Les “microbes”, contrairement aux autres petits délinquants des rues, sont réputés ultra-violents. Ils ne se contentent plus de la petite délinquance, à savoir les vols à l’arraché, les vols avec intimidation ou dans les véhicules, les larcins, les petits trafics de stupéfiants.

Ils se constituent plutôt en bandes armées pour s’attaquer aux populations, qu’ils traumatisent. En effet, armés de machettes, couteaux, faucilles, gourdins et marteaux, les “microbes” investissent généralement de façon spontanée et en nombre impressionnant – une ou plusieurs dizaines de gamins – les rues des quartiers populaires à visage découvert et s’en prennent très violemment aux passants qu’ils blessent, tuent avant de les déposséder de leurs biens – argent, téléphones portables, montres et bijoux.

Une délinquance pour lutter contre la pauvreté des familles

Après la fin de la crise politico-militaire de 2011, la Côte d’Ivoire est dans une situation économique apparemment reluisante, avec un taux de croissance de 8%, mais dont toutes les catégories sociales ne semblent pas recevoir les dividendes. En effet, comme le témoigne une enquête sur le niveau de vie des ménages en Côte d’Ivoire (INS-ENV, 2015), la pauvreté s’est accrue avec la crise post-électorale de 2010-2011. Le taux de pauvreté est estimé à 46%.

Leur identité, ainsi réduite à cette étiquette de “microbe”, peut conduire les populations et les pouvoirs publics à des pratiques hygiénistes visant à les éradiquer afin que le corps social s’en porte mieux. Cette réaction sociale, induite par un regard dévalorisant et simplificateur, se matérialise par le rejet, l’hostilité et une approche sécuritaire du phénomène (police expéditive et lynchage à mort de présumés “microbes”)

Un regard de ce qui précède, nous pouvons dire que les familles qui connaissent des difficultés économiques et sociales constituent un important facteur de risque associé à la délinquance. C’est d’ailleurs dans ces familles que les “microbes” recrutent la plupart de leurs membres. L’enquête révèle aussi que bon nombre de délinquants considèrent les activités criminelles qu’ils mènent au sein des bandes de “microbes” comme leur travail et par conséquent légitime ainsi que l’illustrent les propos des enquêtés ci-dessus.

Une exclusion sociale productrice de délinquance

Les résultats de l’enquête montrent que les “microbes” sont pour la plupart, des enfants des rues de la ville d’Abidjan. Ils n’ont pas connu d’enfance et par conséquent, pas d’amour, pas de protection familiale, ni d’apprentissage à une vie harmonieuse. En effet, issus généralement de familles pauvres, ces enfants n’ont pas eu accès à l’école ou du moins, ils ont dû l’abandonner très tôt, faute de moyens financiers des parents. Ils sont donc essentiellement analphabètes, illettrés, déscolarisés et côtoient au quotidien la violence dans les rues où ils y passent la majeure partie de leur temps. Ils y reçoivent généralement une éducation criminelle.

Les “microbes”, contrairement aux autres petits délinquants des rues, sont réputés ultra-violents. Ils ne se contentent plus de la petite délinquance, à savoir les vols à l’arraché, les vols avec intimidation ou dans les véhicules, les larcins, les petits trafics de stupéfiants

Cette perception d’injustice, d’indifférence, de discrimination, de marginalisation et d’exclusion explique les violences criminelles chez les “microbes”, qui accusent le système social de ne pas accorder les mêmes chances de réussite à tous les enfants. La criminalité violente dont ils se rendent coupables n’est que l’expression d’un mécontentement et d’une frustration, voire un rejet des valeurs pro sociales auxquelles ils ne croient plus.

Une délinquance étroitement liée à l’existence de fumoirs

Les enfants et adolescents impliqués dans la criminalité violente prennent généralement leur inspiration dans les fumoirs, qui sont des espaces assez discrets où l’on vend et consomme de la drogue. C’est généralement dans ces espaces que les “microbes” se réunissent, prennent leurs doses de drogue avant de s’attaquer aux populations.

Issus généralement de familles pauvres, ces enfants n’ont pas eu accès à l’école ou du moins, ils ont dû l’abandonner très tôt, faute de moyens financiers des parents. Ils sont donc essentiellement analphabètes, illettrés, déscolarisés et côtoient au quotidien la violence dans les rues où ils y passent la majeure partie de leur temps. Ils y reçoivent généralement une éducation criminelle

Il est notoire également que la consommation régulière de la drogue permet à ces jeunes gens “d’oublier” les crimes atroces commis, car n’étant pas toujours en mesure de supporter l’atrocité des actes commis, comme l’affirme un des gamins appartenant à une bande de “microbes” : « souvent quand la drogue finit dans le corps, tu revois les visages des gens tués, tu entends les cris des gens te demander pardon de ne pas les tuer. Ce n’est pas facile à supporter, donc on est toujours dans les fumoirs pour “se doser” [renouveler notre dose] ».

Une délinquance entretenue par un réseau de receleurs

Les receleurs sont généralement connus dans le milieu pour leurs activités illicites, mais nullement inquiétés car bénéficiant de la loi du silence, indispensable pour rester en vie. À ce propos, T. N., un receleur affirme : « moi je suis vendeur de cellulaires à la gare ici, mais c’est moins rentable que la revente des objets volés. Donc je me suis un peu spécialisé dans ce business et je m’en sors assez bien. Mais, celui qui s’amuse à me dénoncer, les enfants-là vont le tuer, car je leur permet d’écouler rapidement leur butin ».

Une délinquance des enfants soldats de la crise post-électorale remis à la vie civile

Ces enfants dont l’identité a été dénaturée pour en faire des combattants, des soldats lors de la crise post-électorale, perçoivent alors la criminalité violente comme un moyen d’exprimer leur mécontentement face à l’indignation et au rejet dont ils ont été l’objet. Ils vont donc favoriser la création de gangs de jeunes pour se venger de la société. Ils y impliquent des enfants et adolescents en difficultés, à qui ils permettent de gagner de l’argent grâce à une criminalité de prédation. En somme, il ressort que le phénomène des “microbes” est aussi lié à la remise à la vie civile des enfants soldats de la crise post-électorale, sans avoir été resocialisés.

Discussion et conclusion

Les violences criminelles des “microbes” prospèrent grâce à un réseau de receleurs qui permet l’écoulement rapide et discret des objets volés en toute impunité.

Les résultats de cette étude montrent que ce sont essentiellement les difficultés économiques et sociales, à l’origine de l’exclusion de nombreux jeunes gens qui expliquent le phénomène des ”microbes” à Abidjan. Ces résultats s’intègrent aux théories de l’exclusion, notamment celle relative à l’exclusion comme fruit des inégalités sociales développée par Robert Merton, en 1938 qui estime que les inégalités sociales briment les aspirations des individus à la réussite sociale. Cette forme d’injustice sociale permet de comprendre la naissance de comportements de rébellion contre la société, à l’image des “microbes” dont les agissements sont dirigés contre la société.

 

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