Auteurs : Jean-Philippe BERROU, Dominique DARBON, Christian BOUQUET, Anne BEKELYNCK, Matthieu CLÉMENT, François COMBARNOUS, Éric ROUGIER
Organisation affiliée : Agence Française de Développement
Type de Publication : Rapport de recherche
Date de publication : Juillet 2018
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L’émergence des « classes moyennes » en Côte d’Ivoire présente des caractéristiques historiques, sociologiques et politiques très particulières pour le continent africain. Inscrit dans la longue durée, le processus ivoirien de différenciation des stratifications sociales est marqué par des temporalités et des mécanismes d’accumulation spécifiques propres au pays : ancienneté du bouleversement de la structure sociale et des formes de transmission intergénérationnelle des positions sociales depuis la colonisation, diversité des configurations économiques d’une économie de plantation et instabilité du régime de croissance (du miracle ivoirien des années 1960 et 1970 à celui des années 2010 en passant par 30 ans d’instabilités socioéconomiques), complexité des modes de régulation politique (du parti unique jusqu’en 1990 à un multipartisme stabilisé sur la période récente, en passant par une guerre des héritiers dans les années 90, la question de l’ivoirité, la crise militaro politique et la partition du pays dans les années 2000).
L’histoire récente du peuplement est donc singulière, les brassages et les mélanges auraient pu constituer un avantage par rapport aux replis identitaires que connaissent nombre de pays africains. On a pu le croire tant que le pays a été dirigé par Félix Houphouët-Boigny dont les choix économiques et compromis sociopolitiques ont permis de faire cohabiter les communautés autochtones, allochtones et allogènes.
Avec un itinéraire peu banal, ce fis de chef coutumier, militant fondateur (dès 1932) et leader du plus grand syndicat des planteurs, puis du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), a connu (et généré ?) durant les deux premières décennies de son mandat l’euphorie socioéconomique du modèle ivoirien2. C’est d’ailleurs dans ce contexte que les cultivateurs de café et de cacao ont pu constituer, autour des années 1960 et après, une catégorie sociale assimilable à une classe moyenne. Ce succès a commencé à s’effriter à partir des années 1980 lorsque, à l’instar de nombreux pays en développement, la Côte d’Ivoire connait une sévère crise économique et financière (crise de la dette extérieure puis période d’ajustements structurels).
L’histoire récente du peuplement est donc singulière, les brassages et les mélanges auraient pu constituer un avantage par rapport aux replis identitaires que connaissent nombre de pays africains
Malgré un environnement international incertain, le pays a renoué avec une croissance économique spectaculaire (en moyenne supérieure à 8% par an) portée par le secteur agricole, des plans d’investissement ambitieux et une amélioration du climat des affaires. En octobre 2015, Alassane Ouattara est réélu pour un second mandat et, fort d’une majorité RDR au Parlement, il peut espérer poursuivre ses chantiers visant à faire de la Côte d’Ivoire un pays « émergent » en 2020.
La question de l’essor des classes moyennes en Côte d’Ivoire, en plus d’être particulièrement d’actualité, intéresse donc tout autant la communauté scientifique que les décideurs politiques. Du miracle ivoirien des « vingt glorieuses » aux incertitudes de la période dite de la «conjoncture», en passant par des épisodes de reprise jusqu’au renouveau contemporain de la croissance, ces différentes phases de croissance ont accompagné les processus de stratification sociale selon des modalités spécifiques et non continues.
Aujourd’hui, alors que la Côte d’Ivoire renoue avec un cycle de forte croissance économique, les enjeux relatifs aux classes moyennes sont autant sociaux (cohésion sociale dans un contexte de réconciliation nationale), économiques (développement d’un marché interne nécessaire aux objectifs de diversification de l’économie) que politique (légitimité et stabilité politique dans un contexte de fortes attentes sociales).
Malgré un environnement international incertain, depuis 2011 et la fin des violences post- électorales la Côte d’Ivoire renoue avec un cycle de forte croissance économique. Cette croissance se fait à un rythme particulièrement élevé : après une chute du PIB de 4,1% en 2011, celui-ci-bondit de 9,2% en 2012 et continue à évoluer sur un rythme de croissance moyen avoisinant les 8-9% par an jusqu’en 2016. A tel point que sur cette dernière année, la Côte d’Ivoire devient le deuxième pays du continent africain au taux de croissance le plus élevé, derrière l’Ethiopie . Malgré un ralentissement récent, les perspectives des institutions internationales restent bonnes, la Banque Mondiale estimant que le taux de croissance du PIB devrait converger autour de 7,5 % en 2019.
Le rapport Doing Business de 2017 classe ainsi la Côte d’Ivoire à la 2ème place au niveau ouest africain derrière le Ghana (120e). Le pays gagne aussi 14 places à l’Indice Mo- Ibrahim sur la gouvernance Africaine entre 2014 et 2015 et se classe au 21ème rang sur 54 (AEO, 2017). Sur le plan macroéconomique, l’inflation reste stable en dessous des 3% annuelle et la politique budgétaire relativement maîtrisée grâce notamment à des efforts de recouvrement fiscaux. Le stock de la dette publique avoisine les 42 % du PIB fin 2015, et le risque de surendettement sur la dette extérieure semble rester modéré.
Près d’un ivoirien sur deux vit sous le seuil de pauvreté national (soit une dépense de consommation journalière inférieure à 737 FCFA). Dès la fin des années 1970 les signaux de la crise à venir apparaissent. Les germes de cette crise sont probablement intrinsèques au modèle de croissance de la période lui-même, croissance qualifiée de fragile par Samir Amin dès 1967. Cette fragilité est tout autant exogène, liée à l’extraversion du modèle l’exposant aux retournements de conjoncture, qu’endogène, la logique extensive finissant toujours par atteindre ses limites (raréfaction des terres disponibles) et certains choix politiques s’avérant désastreux.
Ainsi, la stratégie d’industrialisation par substitution aux importations bute sur un marché intérieur trop exigü et dérape dans une multiplication de créations industrielles, sociétés d’Etat et entreprises publiques, pour la plupart mal gérées, aux politiques d’investissement incohérentes et aux emprunts inconséquents.
Après un dernier baroud d’honneur face aux institutions internationales et aux marchés internationaux (la fameuse « guerre du cacao » de 1987 à 1989), les autorités nationales finissent par céder et baissent pour la première fois depuis 25 ans le prix aux producteurs de café et cacao. L’échec est terrible. Alors qu’au milieu de l’année 1988 un planteur de cacao recevait 400 FCFA par kilo de fèves et que la Côte d’Ivoire représentait 40% du marché mondiale, fin 1989 ce même planteur ne reçoit plus que 150 FCFA par kilo et le pays ne représente plus que 20% du marché mondial.
Un nouveau plan de développement est défini pour la période 1995-2000. Baptisé « Les douze travaux de l’éléphant d’Afrique », il prévoit des programmes d’investissements ambitieux dans les domaines de l’énergie et du transport notamment financés et réalisés dans le cadre de nouvelles formes de partenariat public-privé sur le principe du « Build-Own-Operate Transfer » (BOOT).
Pour autant, une partie de ce succès relève de facteurs conjoncturels favorables : tout d’abord, la remontée des cours du café et du cacao ; ensuite, le nouveau dialogue instauré avec les institutions internationales favorise le retour de financements extérieurs publics (multilatéraux comme bilatéraux) et privés. Les réformes en cours ont donc très peu modifiés en profondeur le modèle de croissance.
Le coup d’Etat de 1999 est le point de départ d’une longue période d’instabilités socioéconomiques et politiques en Côte d’Ivoire. Ces dix années de crise seront marquées par plusieurs évènements conflictuels . Le succès de la période des « vingt glorieuses » fut autant économique que politique
Caractériser les fondements du régime de croissance ivoirien et ses transformations suppose d’articuler les facteurs premiers de la croissance, que sont les facteurs de production (terre, travail et capital) et leur productivité, avec les transformations structurelles qui les accompagnent (et/ou les soutiennent).
La création d’emplois de qualité est une condition sine qua non à la croissance des revenus des ménages et l’émergence d’une solide classe moyenne. Ces niveaux d’investissement, autour de 17% du PIB restent néanmoins insuffisants au regard des pays émergents dont les taux d’investissement se situent entre 25 et 35% du PIB (OCDE, 2016). Pour pérenniser cette dynamique, il faut que les investissements en cours privilégient les secteurs porteurs de diversification et d’accroissement de la productivité. Il faut aussi développer le financement endogène de l’investissement.
Le succès de la période des « vingt glorieuses » fut autant économique que politique. La stabilité du pays jusqu’au début des années 1980 semble en effet pouvoir être attribué au compromis politico économique mis en place par son premier Président Félix Houphouët-Boigny.
Ce début de processus de différenciation sociale est fondé à la fois sur des critères économiques et financiers et sur l’accès à des positions politico administratives
Pendant la période coloniale, des ivoiriens éduqués ont été recrutés dans l’administration pour servir d’intermédiaires entre colonisateurs et colonisés, comme partout ailleurs en Afrique. Le choix colonial de faire de la Cote d’Ivoire un territoire dédié à la production agricole a ouvert la possibilité pour des planteurs, notamment dans le domaine du cacao, de s’investir dans ces activités et d’en retirer à la fois un revenu significatif et des capacités organisationnelles et relationnelles notamment via le syndicat des planteurs de cacao et de café (Syndicat Agricole Africain 1944, Rassemblement Démocratique Africain 1946).
Ce début de processus de différenciation sociale est fondé à la fois sur des critères économiques et financiers et sur l’accès à des positions politico administratives. Il se constitue à la fois en rupture et en continuité avec les formes locales précoloniales de stratifications sociales et donne naissance à des élites africaines comme partout ailleurs. Emerge alors non pas une classe moyenne (l’expression étant souvent dévoyée pour dire intermédiaire entre le colon et les « indigènes ») mais bien ce qui a été qualifiée de « petite bourgeoisie de planteurs ivoiriens ».
Le développement de ces nouvelles activités économiques liées aux choix coloniaux génère de nouvelles situations et positions sociales (petits planteurs, fonctionnaires indigènes, politiques locaux au sein du RDA, syndicalistes locaux au sein du SAA…) qui modifient les modalités de la stratification sociale dans le pays. Avec les indépendances cette petite bourgeoisie de planteur, encore très largement rurale, va continuer sa montée vers la ville et vers le statut d’élite dirigeante constitutive d’une véritable « bourgeoisie d’Etat ».
« L’ébranlement » des années 1980 va mettre un coup d’arrêt à ce processus d’émergence des classes moyennes
Dans les générations d’avant l’indépendance, pour un individu dont le père était agriculteur et pour un individu dont le père ne l’était pas, la probabilité de reproduire les positions paternelles est près de six fois supérieure à la probabilité de les échanger. Ce coefficient de reproduction passe à douze après l’indépendance. « L’ébranlement » des années 1980 va mettre un coup d’arrêt à ce processus d’émergence des classes moyennes et « conjoncturer » les aspirants à l’émergence sociale tout comme une partie des classes moyennes stabilisés.
La Banque Mondiale le rapporte en ces termes : « L’Etat qui prélève entre le quart et le tiers du prix de vente du cacao à sa sortie de Côte d’Ivoire, continue de capter l’essentiel de la manne cacaoyère, ainsi qu’une élite paysanne qui se remplit les poches à travers une multitude d’institutions inutiles et coûteuses au rôle non justifié, qui abusent de l’utilisation du prélèvement parafiscal » (cité par Bouquet, 2011, p.267).
« En conséquence, les frustrations n’ont cessé de croître : celles de la petite bourgeoisie citadine souffrant d’une “séparation irréversible” entre elle et l’élite dominante ; celles de jeunes générations citadines éduquées, sans espoir d’embauche dans le secteur formel ; enfin, celles des petits paysans, insuffisamment bénéficiaires de la croissance, souffrant de carences importantes en matière de services publics et de plus en plus mobilisés par des conflits d’accès aux ressources. »
Une élite paysanne qui se remplit les poches à travers une multitude d’institutions inutiles et coûteuses
La succession et l’accumulation de crises économiques, politiques, et militaires des années 2000 a paralysé une économie atone et conduit à une paupérisation globale de la société ivoirienne.
La Côte d’Ivoire comme la quasi-totalité des pays d’Afrique subsaharienne (exception faite de l’Afrique du sud), se trouve dans une situation paradoxale: la littérature scientifique consacrée à la classe moyenne est finalement assez réduite et ne place pas du tout ce thème au cœur des analyses de la société ivoirienne.
La classification des classes moyennes par les revenus est ainsi extrêmement périlleuse. Soit on tente d’englober un nombre élevé de la population mais au risque de descendre très bas en termes de revenus et de constituer des groupes statistiques d’une très grande hétérogénéité de milieux ; soit on privilégie une cohérence de groupes de revenus et alors le groupe classe moyenne apparaitra très réduit.
En Côte d’Ivoire, de la période postindépendance à nos jours, l’évolution de l’accès à la santé, se caractérise par la permanence d’un dispositif de protection sociale inégalitaire, couvrant uniquement les acteurs du secteur formel (public et privé) et par une privatisation progressive de l’offre de santé, au détriment des plus vulnérables. Durant la période postindépendance (1960-1980), Félix Houphouët-Boigny adopte la gratuité des soins pour toute la population. A l’époque, l’offre de santé héritée de la colonisation est essentiellement publique, soutenue par certains établissements de santé privés confessionnels, avec une offre privée minime.
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