Dynamique et enjeux de l’évolution des relations sino-ivoiriennes (1960-2018), Cairn, Juillet 2019

Dynamique et enjeux de l’évolution des relations sino-ivoiriennes (1960-2018), Cairn, Juillet 2019

Auteur : Arthur Banga

Site de publication : Cairn

Type de publication : Article

Date de publication : Juillet 2019

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S’adressant à la nation le 7 août 1965, jour de la fête nationale ivoirienne, Houphouët-Boigny déclare : « nous ne cesserons de dénoncer le danger que représente pour la paix en Afrique, l’unité africaine, l’indépendance effective de notre continent, la Chine communiste de Pékin », puis invite les Africains à « observer la plus grande vigilance à l’égard de la Chine communiste que tentent les richesses et le vide africain. Cinquante ans plus tard, la Chine est le troisième partenaire commercial de la Côte d’Ivoire ; elle a injecté 28 % des financements extérieurs actifs dans ce pays.

Pendant la Guerre Froide : des relations sino-ivoiriennes tendues (1960-1983)

Une opposition idéologique

Les choix stratégiques de la Côte d’Ivoire, devenue indépendante, en matière de politique internationale sont largement tributaires du processus suivi par la décolonisation du pays, qui a fait la part belle à Houphouët-Boigny et au maintien de relations privilégiées avec la France. C’est ainsi que la Côte d’Ivoire professe un anticommunisme radical, en particulier à l’égard de la Chine de Mao.

La rupture entre Houphouët et les communistes s’opère en 1951. Baptisée « désapparentement », elle est dictée par la répression conduite par l’administration coloniale contre le RDA d’une part, et par la volonté d’Houphouët-Boigny de collaborer avec le gouvernement français d’autre part. Une fois le divorce consommé avec ses anciens partenaires, il se rapproche de Paris jusqu’à devenir membre des gouvernements de la IVe République. Il se fait l’ardent défenseur du projet de Communauté franco-africaine porté par le Général et instauré par la Cinquième République jusqu’aux indépendances en 1960.

Cinquante ans plus tard, la Chine est le troisième partenaire commercial de la Côte d’Ivoire ; elle a injecté 28 % des financements extérieurs actifs dans ce pays

L’anticommunisme étant l’un des points de convergence entre Houphouët-Boigny et la politique internationale de la Communauté franco-africaine, le nouvel État de Côte d’Ivoire embarque le 7 août 1960, sous les auspices de l’ancien colonisateur et selon les vœux de son chef, dans le « navire capitaliste ». Au même moment, la Chine se définit comme un pays communiste. Pire, depuis leur rupture avec les Soviétiques en ce début de la décennie 1960, les Chinois aspirent au titre de leader du monde communiste en s’appuyant sur le maoïsme et manifestent clairement leur ambition de devenir les chefs de file du Tiers-monde. Évidemment, dans la logique de la Guerre froide, les deux pays ne pouvaient guère avoir de relations cordiales, d’autant qu’au-delà de l’aspect idéologique, certaines questions comme la reconnaissance officielle de Taïwan par la Côte d’Ivoire et l’activisme chinois sur le continent africain contribuent encore à crisper leurs rapports.

Une Chine perçue comme un facteur de déstabilisation

La Guerre froide n’empêche pas la Côte d’Ivoire de nouer des relations diplomatiques avec des pays de l’Est, notamment avec l’URSS et la Yougoslavie voire avec les pays africains ayant opté pour la voie communiste. Le message est bien perçu et quelques années plus tard, la Côte d’Ivoire inaugure des relations diplomatiques officielles avec Moscou, allant jusqu’à « surfer » sur la vague des tensions sino-soviétiques.

Une normalisation autour de projets agricoles (1983-1999)

Les facteurs du rapprochement

Les principales entraves à des relations apaisées entre la Chine et la Côte d’Ivoire étant la sécurité et l’idéologie, ce sont forcément des évolutions dans ces deux domaines qui modifient la donne. Le nuage sécuritaire s’estompe progressivement dans le ciel sino-ivoirien à partir de la destitution de Kwame N’Nkrumah au Ghana, le 24 février 1966.

Le second nuage, idéologique, va lui aussi se dissiper avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en Chine à la fin de la décennie 1970. Le nouveau dirigeant chinois initie des réformes idéologiques profondes. On passe du maoïsme au socialisme de marché. Ces mutations, qui se caractérisent par une ouverture plus grande sur le monde, accordent la priorité aux relations économiques au détriment des positions doctrinales.

De fait, après deux décennies d’euphorie qualifiées de miracle économique, la Côte d’Ivoire commence à ressentir les premiers symptômes d’une crise économique au début de la décennie 1980. La production de café et de cacao qui lui rapportait tant de devises se déprécie sans cesse sur le marché international alors que le pays connaît un boom démographique. Les finances publiques s’assèchent de plus en plus. Dans cette période qui suit les Trente Glorieuses, La France et plus largement, les pays occidentaux, principaux donateurs de la Côte d’Ivoire, connaissent eux aussi un ralentissement économique et réduisent leur aide publique au développement ce qui oblige leurs satellites à rechercher de nouveaux partenaires.

Au même moment, la Chine, dans la dynamique de ses réformes, semble avoir de plus en plus voix au chapitre sur la scène internationale. En outre, elle rattrape son retard économique et reste disposée à faire de son savoir-faire, notamment dans le domaine de l’agriculture, un élément de son soft power dans le Tiers-monde, et principalement en Afrique. Comme le remarque Xavier Aurégnan, « la tournée africaine du ministre des Affaires étrangères Zhao Ziyang, en visitant dix États, dont le Gabon, la Guinée et les deux Congo [en 1982 est une] démonstration diplomatique », le signe d’une inexorable montée en puissance pékinoise que ne saurait ignorer Houphouët-Boigny. Comment la Côte d’Ivoire pourrait‑elle refuser d’emprunter cette nouvelle voie, désormais débarrassée des ombres qu’avaient été l’idéologie et les risques de déstabilisation ? En gage de bonne volonté, elle n’hésite pas à rompre ses relations officielles avec Taïwan, levant ainsi le dernier obstacle devant une entente avec la Chine populaire.

Le riz, base des relations sino-ivoiriennes

Les rapports désormais cordiaux entre Pékin et Abidjan sont officialisés le 2 mars 1983.

Mais c’est dans le domaine agricole et, principalement sur le riz que se conclut le premier accord de coopération sino-ivoirien

L’accord sur le projet d’aménagement hydro-rizicole de Guiguidou est en effet signé le 14 décembre 1984. Ce projet qui s’étend sur plus de 500 hectares inaugure l’aide chinoise à la Côte d’Ivoire.

D’abord, l’agriculture est, depuis l’époque de Mao, l’un des piliers de l’action de la Chine en Afrique. Lors de sa visite en Tanzanie en 1965, Zhou Enlai, paradant fièrement aux côtés de Julius Nyerere, exhorte les Africains à pratiquer un « socialisme africain » fondé sur l’agriculture.  En fait, les Ivoiriens comprennent en ce milieu des années 1980 les limites d’une économie fondée sur le binôme café-cacao et la nécessité de diversifier leurs productions en accordant plus d’importance aux cultures vivrières, dont le riz. D’ailleurs, l’un des objectifs fondamentaux du projet Guiguidou est de contribuer à l’autosuffisance alimentaire du pays. À partir de cet accord sino-ivoirien, la Chine et la Côte d’Ivoire peuvent entamer leur coopération.

Le secteur de la médecine est également concerné. Des médecins chinois arrivent en Côte d’Ivoire avec une médecine « nouvelle ». En réalité, médecine et agriculture sont deux secteurs idéaux pour entamer la coopération sino-ivoirienne. Non seulement ils sont peu coûteux, mais ils permettent d’agir directement sur les populations et, par conséquent, de flatter l’image de la Chine. Cela dit, il faut reconnaître qu’en dépit de plusieurs visites et missions commerciales, voire de l’ouverture à une coopération militaire en 1990, ces débuts sont bien timides.

La diversification du partenariat sous Henri Konan Bédié

Dans cette optique, on remarque une diversification et une relative intensification des relations sino-ivoiriennes. Pour preuve, l’accord de coopération agricole de 1984 parvient à un stade de réalisation concrète avec la conclusion définitive, en 1994, des accords de financement et la validation du site géographique devant bénéficier du projet. C’est encore sous le régime Bédié qu’en 1997, les premières parcelles sont mises en exploitation. En outre, cette percée fondée sur le riz fait reléguer plus facilement dans le passé le souvenir de l’amitié ivoiro-taïwanaise dont le riz constituait le socle.

Cela dit, la coopération sino-ivoirienne ne se résume pas à l’agriculture. Sous le régime Bédié, la coopération militaire devient l’un des domaines privilégiés de la relation sino-ivoirienne. La réalisation d’infrastructures est aussi concernée. Le Palais de la culture d’Abidjan est le plus grand édifice consacré à la culture réalisé par les Chinois en Côte d’Ivoire. On note aussi un accroissement des échanges commerciaux, voire de la coopération économique de façon globale. Mais le plus grand symbole de l’intensification des relations sino-ivoiriennes reste la multiplication des visites au niveau gouvernemental entre 1994 et 1995. Le summum est atteint avec la visite d’Henri Konan Bédié en Chine en mai 1997 et celle de Hu Jintao, alors numéro deux chinois, en Côte d’Ivoire en janvier 1999. Le coup d’état de décembre 1999 et la transition militaire entraînent une pause dans les relations entre les deux pays à l’aube du nouveau millénaire. Mais très vite, les enjeux stratégiques du moment suscitent une reprise et une intensification encore jamais égalée des relations sino-ivoiriennes.

La non-ingérence chinoise, clé de l’intensification des relations sino-ivoiriennes depuis 2000

Sous Laurent Gbagbo : le lancement de grands travaux

Arrivé au pouvoir dans des conditions qu’il juge lui-même calamiteuses, Laurent Gbagbo doit faire face à une levée de bouclier dès ses premiers pas à la tête du pays. N’empêche, Laurent Gbagbo a fait campagne sur la refondation de la Côte d’Ivoire et la politique internationale entend mener à bien cette refondation. Il souhaite chambouler les bases de la diplomatie ivoirienne vieilles de quarante ans et aller chercher des alliés au-delà des partenaires traditionnels et principalement, de la France.

La Chine présente le profil idéal. Puissance en pleine expansion, elle lui rappelle les beaux jours de son engagement socialiste. Quand, de surcroît, elle promet – contrairement aux Occidentaux – de ne pas se mêler des affaires internes d’un État au nom du principe de la non-ingérence, il croit avoir trouvé le graal.

Lors de la pose de la première pierre de l’hôpital de Gagnoa – don de la Chine à sa ville natale – Laurent Gbagbo déclare : « Les Chinois sont ceux avec qui nous coopérons sans exigence politique, sans aucune conditionnalité. Ils ne cherchent pas à savoir le nombre de pensionnaires dans nos prisons et le nombre de nos hôpitaux » ; et il va jusqu’à parler de « diplomatie de provocation, d’humiliation et de menace » pour peindre l’action de la France et plus globalement des pays occidentaux. Le régime Gbagbo s’ouvre donc sans grandes difficultés à Pékin. Malgré tout, la construction d’infrastructures reste le cœur de l’action chinoise en Côte d’Ivoire. L’édification de l’Hôtel des Parlementaires à Yamoussoukro, le financement de l’autoroute de Bassam et de l’hôpital de Gagnoa sont les symboles de la présence croissante de la Chine dans le pays.

La décennie 2000 est, par ailleurs, celle de l’augmentation du nombre de migrants chinois en Côte d’Ivoire. Plusieurs commerçants s’installent à leur compte dans les marchés ivoiriens. Profitant de l’intensification de l’activité chinoise en Côte d’Ivoire, plusieurs cadres et ouvriers s’installent durablement en Côte d’Ivoire, donnant un accent particulier aux relations sino-ivoiriennes du temps de Laurent Gbagbo. Les Ivoiriens découvrent alors le « made in China » et des produits qui sont au cœur de vives critiques. En effet, les « chintoks », comme disent les Ivoiriens, ont la réputation d’être des « produits de seconde zone ».

Cela dit, les années Laurent Gbagbo sont, malheureusement, synonymes de guerre en Côte d’Ivoire. Ces circonstances, malgré la bonne volonté chinoise, ralentissent les investissements et refroidissent les relations bilatérales. Pékin réussit tout de même à maintenir un équilibre bien souvent interprété comme un soutien à Gbagbo. En effet, même si la Chine vote toutes les résolutions de l’ONU, c’est avec peu d’enthousiasme. De plus, elle n’hésite pas à fournir de l’aide au pouvoir Gbagbo durant cette crise. La victoire d’Alassane Ouattara qui en marque la fin ouvre une nouvelle ère dans la coopération sino-ivoirienne.

La poursuite de l’intensification des relations sous Ouattara

L’accession d’Alassane Ouattara au pouvoir en avril 2011 laisse augurer un refroidissement des relations sino-ivoiriennes. En effet, depuis le règne de Laurent Gbagbo, les partisans de Ouattara voient le renforcement de l’axe Pékin-Abidjan et la non-ingérence chinoise – qui se traduit par le fait que Pékin s’abstient de condamner clairement Gbagbo – comme la preuve du soutien indéfectible de Pékin à un régime dictatorial. Malgré ce passif, les relations sino-ivoiriennes retrouvent la dynamique de la décennie 2010 dès l’installation au pouvoir du régime Ouattara. Le 3 mai 2011, la Chine propose de rénover le Palais de la culture, le premier grand symbole de la coopération sino-ivoirienne, totalement dégradé par la crise. Après une sombre décennie et les violences de la crise post-électorale, la Côte d’Ivoire entame sa reconstruction et la reconquête de son statut de puissance régionale.

Ce mariage est d’autant plus logique que de nombreux projets entamés sous Laurent Gbagbo doivent être achevés sous la présidence Ouattara. Dix-huit accords bilatéraux portant sur un total de 1900 milliards de FCFA ont été signés dans ce cadre. Le commerce entre les deux pays et les marchés portant sur des infrastructures suivent la même dynamique. La construction confiée à des entreprises chinoises du stade d’Ebimpé, prévu pour accueillir à la périphérie d’Abidjan la finale de la Coupe d’Afrique des Nations de football en 2023, comme le prolongement de la plus grande autoroute du pays, sont emblématiques de l’ascension des Chinois dans ce domaine. La coopération militaire n’est pas en reste. Pour la première fois, un Ivoirien – le colonel Konan Boniface – suit, en 2015, l’enseignement de l’École de Guerre chinoise. Chaque année, c’est par dizaines que des militaires ivoiriens effectuent différents stages dans les centres chinois. En faisant de l’émergence son principal objectif, le régime Ouattara a contribué à redorer l’image de la Chine en Côte d’Ivoire.

En effet, l’Empire du milieu étant l’incarnation aboutie de ce concept, les Ivoiriens commencent à avoir une perception plus positive de la Chine, dont l’image était écornée par la mauvaise réputation des produits et des entrepreneurs chinois

Néanmoins, les productions « made in China » ont du mal à se départir de leur statut de « produits de seconde zone » auprès des Ivoiriens. De même, ces derniers dénoncent très souvent les conditions de travail sur les chantiers chinois. On adresse d’abord aux entreprises chinoises le reproche d’amener avec elles des ouvriers chinois, ce qui fait concurrence à la main-d’œuvre locale. Ensuite, les ouvriers ivoiriens fustigent le comportement des « patrons chinois » qu’ils jugent peu enclins à respecter le droit du travail. Les grèves survenues en octobre 2017 sur le chantier d’Ebimpé sont des exemples parmi tant d’autres de ce malaise.

Conclusion

Ennemi public no 1 dans les années 1960, la Chine est aujourd’hui un partenaire privilégié de la Côte d’Ivoire. Les revirements idéologiques et plus encore, le boom de l’économie chinoise et sa volonté de devenir la grande puissance mondiale ont permis ce changement de statut. En effet, préoccupé davantage par l’essor de son pays que par des partis-pris idéologiques, Houphouët-Boigny profite des réformes opérées en Chine à la fin de la décennie 1970 pour nouer des relations officielles avec Pékin. Ses successeurs se chargèrent de les intensifier. Mais c’est à Laurent Gbagbo que revient la palme du rapprochement avec Pékin. Guidé par son idée de refondation, c’est‑à-dire cette volonté – sur le plan diplomatique – de trouver de nouveaux partenaires et frustré par le refus français d’activer l’accord de défense en 2002, il met un point d’honneur à amplifier les relations sino-ivoiriennes. Alassane Ouattara, lui aussi mu par l’ambition de faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent à l’image de la Chine, poursuit sur cette lancée.

 

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