« Il n’y a pas un service qui soit exempt de corruption en Côte d’Ivoire », entretien avec Hyacinthe Bley, enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët Boigny (deuxième partie)

« Il n’y a pas un service qui soit exempt de corruption en Côte d’Ivoire », entretien avec Hyacinthe Bley, enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët Boigny (deuxième partie)
Dr Hyacinthe Bley est enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët Boigny au département d’histoire. Il est par ailleurs analyste politique et expert en sécurité communautaire.

 Y a-t-il un lien entre la violence et l’accès aux services sociaux de base ?

Il y a forcément un lien. L’État a inventé un crédo qui dit « l’éducation pour tous », mais après avoir appris les bonnes pratiques à l’école, si les individus n’ont pas des opportunités pour faire valoir leurs savoir et savoir-faire, ils sont exposés. Il y a des personnes qui meurent à l’hôpital, même à Abidjan, parce qu’ils n’ont pas les moyens pour payer une ordonnance de 2500 FCFA. Vous venez dans un centre de santé souffrant, et les services vous disent qu’il n’y a plus de lits mais dès que vous sortez des billets neufs, l’agent vous permet de trouver rapidement une place.  

La corruption est-il aussi un facteur d’aggravation de l’insécurité, selon vous ?

L’État de Côte d’Ivoire est conscient de cette corruption. C’est pourquoi il a créé une direction de la bonne gouvernance. Il n’y a pas un service qui soit exempt de corruption en Côte d’Ivoire. Beaucoup d’efforts ont été faits ces dernières années. De la sensibilisation, on est passé à la répression. Comme elles étaient déjà ancrées dans les mœurs, les mauvaises pratiques perdurent malgré les condamnations. Pour un simple casier judiciaire, vous tournez en rond jusqu’à ce que vous mettiez la main à la poche.

La revendication d’une citoyenneté autochtone comme principe directeur de la citoyenneté ivoirienne, a-t-elle freiné la cohésion dans les communautés ?

Quand le sens même de la citoyenneté est galvaudé, il faut craindre l’effritement de la cohésion sociale. Un citoyen selon la loi, c’est celui qui a la nationalité. Quelqu’un peut être Burkinabé d’origine mais avoir la nationalité ivoirienne parce qu’il remplit les conditions.

Vous venez dans un centre de santé souffrant, et les services vous disent qu’il n’y a plus de lits mais dès que vous sortez des billets neufs, l’agent vous permet de trouver rapidement une place

Béoumi qui fait l’objet de notre entretien en est un exemple, j’y ai rencontré récemment un Nigérian qui me dit : je ne comprends plus anglais. Il est en Côte d’Ivoire depuis 1970, son père quant à lui, a foulé le sol ivoirien en 1960. De temps en temps, il rentre au Nigéria mais il a la nationalité ivoirienne. Quand les Baoulé disent que cet étranger est un individu et qu’il n’a pas les mêmes droits que les autochtones dans leur département, cela prend l’allure d’une xénophobie. Et si en face, la victime ne se laisse pas faire, cela crée une friction pour ensuite déboucher sur un affrontement.

Cette conception galvaudée de la citoyenneté compromet la cohésion sociale.  C’est vrai que les communautés autochtones ont leurs us et coutumes qu’il faut respecter mais il ne s’agit pas de donner un blanc-seing à l’exclusion sociale.

Face à la menace djihadiste, comment les populations s’organisent-elles pour se défendre ?

Dans toutes les régions, depuis le déclenchement de la crise en 2002, les populations ont compris qu’il faille s’organiser pour se protéger contre l’envahisseur, c’est-à-dire le rebelle. Mon analyse sur ces groupes d’autodéfense est qu’ils agrandissent parfois l’écart entre les différentes communautés.

A Béoumi, les deux communautés qui s’affrontent principalement sont les Baoulé et les Malinké. Les Malinké sont un ensemble de six groupes ethniques au moins. Ils choisissent une partie de la ville et en font un quartier. Et ils prennent des jeunes pour surveiller cet espace. Pour eux, ni les Baoulé ni une communauté étrangère ne doivent pénétrer leur zone.

Ce mode opératoire accentue la méfiance. Une petite bagarre dans un maquis et ces groupes d’autodéfense enveniment la situation et cela dégénère en affrontement. La contribution citoyenne des groupes d’autodéfense à la sécurité des territoires est mitigée. Pour moi, l’État de Côte d’Ivoire reste le garant de la sécurité nationale et toute initiative de coproduction de la sécurité doit respecter l’ordre républicaine. Le rôle du citoyen en cas de partenariat, sera essentiellement de dénoncer ceux qui sont des « entrepreneurs de violence » comme les terroristes.

La chute des activités économiques rurales (en raison du changement climatique et de la raréfaction des ressources naturelles) favoriset-elle, les conflits communautaires ?

Il y a justement beaucoup d’autres facteurs qui se greffent sur la cause politique des affrontements communautaires.Les problèmes fonciers qui naissent autour des exploitations agricoles sont aussi source d’insécurité communautaire au niveau des départements de Côte d’Ivoire. La pêche et l’élevage sont des activités secondaires à Béoumi. La pêche dans les eaux de Béoumi met souvent aux prises la communauté baoulé et la communauté des Bozo d’origine malienne parce qu’il n’y a plus beaucoup de poissons.

Un autre exemple. Un Burkinabé vient et on lui dit, voilà une portion de terre, tu es notre frère, donne un peu d’argent, une bouteille de liqueur et le dossier est bouclé. Ce que l’acheteur ne sait pas, c’est que le jour où il meurt, la parcelle retourne automatiquement dans le giron de la communauté. Ses héritiers ne sont pas pris en compte. Dans la conscience des riverains, c’est la tradition.

Avec la rareté des terres cultivables, ils vont vers l’étranger pour lui faire savoir que le contrat était verbal, tacite. Donc, puisque son géniteur n’est plus là, il faut qu’il rétrocède le terrain aux jeunes qui en ont besoin pour survivre.

Les problèmes fonciers qui naissent autour des exploitations agricoles sont aussi source d’insécurité communautaire au niveau des départements de Côte d’Ivoire

En même temps, le jeune qui est parti en ville pour aller se chercher et qui ne s’en sort pas, décide de rentrer au village pour travailler sur le champ de son papa, mais dès qu’il arrive, il remarque que les étrangers ont déjà pris possession de la parcelle pour la mettre en valeur.  Les conflits entre agriculteurs et éleveurs ne sont pas aussi moins dus à la rareté des ressources.

Aujourd’hui, quel est le poids des milices d’autodéfense et plus particulièrement les chasseurs « Dozos » dans les offres alternatives de production de la sécurité en Côte d’Ivoire ?

Ces acteurs ont toujours un poids. L’Etat a même nommé certains membres de ces groupes d’autodéfense à des postes de responsabilité politiques pour en quelque sorte faciliter leur insertion après la crise, les inciter à être du côté de la loi et à contribuer à la paix sociale. Le constat est que, dans beaucoup de régions, la mayonnaise ne prend pas car ces milices ont toujours mauvaise presse. Il y a ce passé de rebelles qui fait que des membres de ces organisations sont toujours perçus comme des personnes qui traumatisent.

Les ténors essaient aujourd’hui de soigner leur image auprès du peuple en venant en aide aux personnes démunies et en investissant dans les activités culturelles. Quand on prend tous ces paramètres, on peut reconnaitre qu’ils ont un poids dans la sécurité des territoires mais leur passé de rebelles les rattrape. Il y en a même qui, malgré leur parcours sulfureux, sont appréciés par les groupements de jeunesse pour le changement de comportement qu’ils inspirent désormais. La ville de Bouaké illustre bien mes propos. Elle était réputée pour ses grèves perlées dans le secteur du transport.

La pêche dans les eaux de Béoumi met souvent aux prises la communauté baoulé et la communauté des Bozo d’origine malienne parce qu’il n’y a plus beaucoup de poissons

Aujourd’hui, quand vous arrivez là-bas, on vous dit que c’est grâce au management d’un ancien rebelle qu’il n’y a plus d’arrêt du transport. Ce n’est pas qu’il fait peur mais il use de son ancrage au niveau local pour impacter les habitudes et modes de vie des communautés qu’il dirige désormais. En cela, les groupes d’autodéfense ont contribué à la baisse des violences entre les communautés.

En ce qui concerne les chasseurs « Dozos », ils sont ancrés dans les mœurs au nord de la Côte d’Ivoire. Avec la crise sécuritaire, on assiste à une décentralisation de ce groupe d’autodéfense. Au sud, vous pouvez rencontrer aujourd’hui une agence de sécurité appartenant aux « Dozos ». Leur apparition remonte à la fin de la gouvernance d’Houphouët Boigny dans les années 1989. En effet, avec les grèves et violences à répétition, les conséquences de la crise économique qui a débuté vers la fin des années 70 en Côte d’Ivoire étaient à leur paroxysme. On disait que le « miracle ivoirien » est devenu un « mirage ».

Avec la pauvreté grandissante, les agressions fusaient de toutes parts dans les communautés. Face au sous-effectif et à l’inefficacité des interventions des forces de l’ordre, il a été permis aux chasseurs traditionnels appelés « Dozos » de se reconvertir en force de sécurité privée pour aider le peuple désemparé.

Ainsi, pour la sécurité de leurs biens et familles, les Ivoiriens sollicitaient la protection des « Dozos ». Avec leurs pratiques mystiques, ces derniers pouvaient retrouver un voleur, même plusieurs jours après la commission de l’infraction. Impressionnées par cette performance, les populations ont trouvé refuge dans les services de ce groupe d’autodéfense.

L’image des « Dozos » a commencé à se dégrader déjà avec le coup d’Etat de Bédié en 1999 ; les gens n’ont pas fait attention à ce premier virage.  Le soutien mordicus des « Dozos » à la rébellion pendant la crise politique de 2010 a contribué davantage à ternir leur image.

Fondamentalement, ce que les gens ont oublié, c’est qu’on ne naît pas « Dozo », on devient « Dozo ». Avant d’intégrer le groupe, il y a un rite initiatique qui consiste entre autres, à choisir un père spirituel qui t’envoie dans les bois sacrés pour aller remettre une offrande aux dieux. Si tu franchis bien cette étape, on te fait porter la tenue d’apparat des « Dozos ». Et tu fais le serment de ne pas voler, tuer ou t’enticher de la femme d’autrui. A l’origine, la confrérie des chasseurs traditionnels que nous appelons communément en Côte d’Ivoire « les Dozos » est une religion.

C’est leur intrusion sur la scène politique qui a fait qu’on les a soupçonnés de connivence avec la rébellion. D’aucuns ont même clairement dit que ce sont eux les rebelles. A part cette parenthèse malheureuse, ils ont joué un rôle prépondérant dans la sécurité privée en Côte d’Ivoire.

On remarque que les approches communautaires de défense et d’autogestion ont connu une réussite dans les régions comme Daloa, Duékoué, Guiglo et Man. Comment amener les autres territoires à s’inspirer de ces modèles ?

Votre constat m’amène à dire que ce sont les régions qui ont connu les affres de la guerre qui sont plus en paix aujourd’hui. Un fait m’a marqué récemment. J’étais allé à Duékoué un peu avant l’arrivée de l’ancien président Laurent Gbagbo après sa libération. Sous Gbagbo, Duékoué était le bastion du Front Populaire Ivoirien, donc c’est une région qui éprouve de la sympathie pour Laurent Gbagbo.

A l’annonce de son arrivée, les jeunes pro-Gbagbo ont commencé à manifester leur joie. Avec les sensibilisations des ONG locales et des leaders communautaires, les jeunes des autres communautés se sont joints à eux pour briser le mur de la méfiance.  Une fois la glace brisée, il y a eu l’organisation de rencontres sportives pour davantage célébrer l’amitié. A l’arrivée de Laurent Gbagbo, ce sont les jeunes malinké qui ont donné un projecteur pour la projection des manifestations sur un espace qui porte le nom de l’ancien président.

A l’origine, la confrérie des chasseurs traditionnels que nous appelons communément en Côte d’Ivoire « les Dozos » est une religion

La barrière érigée entre les jeunes par les pratiques communautaires s’effrite peu à peu. Un jeune Guéré m’a dit un jour, qu’avant, il ne pouvait pas se rendre dans le quartier Djoulabougou pour prétendre à la main d’une femme mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

Pour maintenir cette tendance, les cadres de discussion sont indispensables avec le concours des guides religieux. J’ose croire qu’avec les élections locales de 2023, les gens vont se surpasser pour que le jeu électoral soit apaisé et que s’il y a contestation des résultats dans une région, que les voies légales soient de mise.

Crédit photo : ivoiresoir.net

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